Nous partons finalement le lundi 9 Juillet en fin de matinée. L’analyse de la météo privilégiait un départ la veille mais les gendarmes de Raivavae et, surtout, les procédures bureaucratiques polynésiennes en ont décidé autrement : Le bureau des douanes de Papeete, contacté avant notre départ de Tahiti, nous avait confirmé que nous pouvions bien faire nos formalités de départ à Raivavae auprès de la gendarmerie, de la même manière que nous avions fait nos formalités d’entrée à la gendarmerie de Nuku Hiva, aux Marquises. Cette information nous avait été confirmée par les gentils gendarmes de Raivavae à notre arrivée. Cependant, personne n’avait jugé bon de nous dire que ces derniers ne faisaient que transmettre nos documents… au bureau des Affaires Maritimes de Papeete et que la démarche prenait donc jusqu’à 72 heures! Malheureusement, le vendredi matin avant notre départ, les gendarmes étaient fiu (pathologie polynésienne fort fréquente empêchant toute forme de travail ou d’effort) et n’ont pas ouvert leur bureau le matin. Lorsque nous sommes revenus l’après-midi et avons eu connaissance de la procédure exacte, les bureaucrates de Papeete étaient déjà en week-end. Ayant sensibilisé le gendarme de la complexité d’avoir une météo favorable pour quitter les Australes à cette période de l’année, ce dernier, très compréhensif et désolé de la situation, a mis un peu de pression aux Affaires maritimes de Papeete tôt le lundi matin, si bien que notre document de sortie était prêt en début de matinée le lundi. Ouf!
Ce petit délai administratif nous a permis néanmoins d’assister à la première épreuve sportive du Heiva : Le lancer de javelot : Chaque équipe, composée d’une douzaine de concurrents armés chacun de 10 javelots doivent atteindre une noix de coco perchée à 9 mètres de haut et à une distance de 20 mètres. Les javelots sont faits d’une tige de citronnier armée d’un morceau de fer à béton aiguisé. Il faut non seulement arriver à atteindre la coco mais que le javelot reste planté ou ne soit pas délogé par un tir ennemi. Autant dire que le taux de réussite est assez faible. Les gendarmes participant eux aussi à la compétition (après avoir troqué leur uniforme contre un traditionnel pagne en paréo ceint autour de la taille), notre papier nous attend sous l’essuie-glace de la camionnette de la gendarmerie! Nous le récupérons, faisons un dernier au-revoir à Judith et Rupert et levons l’ancre peu après. Notre destination n’est pas tout à fait déterminée, elle dépendra des conditions météo : si celles-ci sont clémentes, nous nous arrêterons au « Beveridge Reef », atoll perdu au milieu du Pacifique, sans aucune terre émergée mais dont la barrière de corail offre une protection décente par temps calme. Cette piscine située au milieu de l’océan offre, selon les dires, de magnifiques fonds marins. C’est assez particulier de partir pour une destination qui existe à peine sur une carte (nombreux sont les bateaux qui s’y sont échoués) et n’appartient à aucun pays! Si nous ne pouvons nous y arrêter, nous nous rendrons à Niue, située à 2 jours de mer plus à l’Ouest. Dans tous les cas, nous voilà partis pour environ 1200 miles nautiques, soit presqu’une traversée de l’Atlantique!
Le vent, assez costaud et portant ainsi que la mer formée nous propulsent rapidement à des vitesses supérieures à 6 ou 7 nœuds. Ces conditions auront aussi raison du capitaine qui part fatigué après plusieurs mauvaises nuits. Heureusement, Daphné est plus en forme et prendra le premier quart de nuit. Elle négocie habilement le contournement de Tubuai, autre île des Australes qui se présentait sur notre route. Une fois cet obstacle franchi, nous pouvons mettre les voiles en ciseaux et avoir la houle dans notre arrière, améliorant beaucoup le confort à bord. Le froid, lui, persiste avec ce fort vent du Sud. Nous sommes pressés de remonter sous des latitudes plus clémentes pour nous réchauffer : Au vent arrière, le vent froid pénètre facilement à l’intérieur du bateau et il n’y a pas trop d’endroit où l’on est au chaud pendant les quarts. La deuxième journée de mer se passe à peu près dans les mêmes conditions, vent costaud, mer formée, froid. Même le menu est identique car Daphné a préparé un gros curry avant notre départ avec tous les légumes que nous nous sommes fait donner. Seule anecdote notable, nous avons une touche sur la ligne de pèche. Malheureusement, le spécimen accroché au bout de l’hameçon a des ailes et non des écailles! Nous aurons toute la misère du monde à ramener le pauvre oiseau accroché par le fond du bec à notre solide hameçon double. Une fois amené sur la plage arrière du bateau, nous le couvrons d’une serviette pour qu’il se calme et j’arrive à lui enlever l’hameçon à l’aide de pinces. Il repart cahin-cahan, le bec ensanglanté.
Notre pilote automatique, réglé pour garder un angle constant avec le vent nous emmène tranquillement vers le Nord, ce qui n’est pas pour nous déplaire : La température devient plus douce pendant la nuit. Vers la fin de cette deuxième journée de mer, nous passons à quelques dizaines de kilomètres de deux autres îles australes très isolées, Rurutu et Rimatara.
La troisième journée commence avec du vent beaucoup moins fort et un grand soleil. Tout le monde commence à bien s’amariner. Le soleil et les bons repas mettent du baume au cœur à tout le monde. Pour le moment, nous ne faisons pas d’école, le temps que professeurs et élèves soient en bonne condition. Nous avons changé notre configuration de voiles pour empanner et remonter au largue vers le Nord où le vent doit tenir un peu plus longtemps : Nous nous attendons à 48 heures avec peu de vent à compter de la nuit prochaine. Le bateau est stable et confortable, permettant la pratique du Ukulele, guitare et même de faire quelques postures de yoga sur le pont avant. On se sent rapidement coincé de partout (à notre grand âge!) en mer vu le nombre réduit de positions possibles : assis ou couché. Seul l’endroit varie.
Jeudi 12 Juillet, pour fêter nos 3 ans de départ de Saint-Brieuc, nous avons une touche sérieuse sur la ligne de pèche, pas loin de l’atoll désert de Maria, dernière des îles Australes. Ça tire fort et, une fois la prise ferrée, il faut bien négocier avec le peu de fil qu’il reste sur le moulinet pour laisser la bête se fatiguer sans risquer de casser la ligne. Après avoir roulé le génois pour ralentir le bateau, Daphné et moi commençons le combat : Je ramène la ligne à la main avec des gants pendant que Daphné enroule le fil sur le moulinet, le laissant à nouveau filer lorsque la tension devient trop forte. Au bout de 45 minutes, je gaffe à amène à bord un superbe mahi-mahi (dorade coryphène) d’1.35 mètre. Nous jubilons car adorons la chair de ce magnifique poisson. Avant de le déguster, il faut le tuer et le vider. Quelque peu troublant sur une bête de cette taille pour nous qui ne sommes pas chasseurs : Daphné peut mettre le bras au complet dans le corps du poisson pour le vider… Nous en retirerons plus de 6 kg de filets. De quoi combler nos besoins en protéines pour quelques jours! Cette chair délicieuse sera dégustée en sashimis, poisson cru à la tahitienne, steaks grillés, burgers, fish cakes, etc. Nous ferons quelques bons festins autour de la table du carré grâce à ce beau poisson. Notre première prise à la traîne depuis plus d’un an.
Le reste de la journée du jeudi et la majeure partie du vendredi nous voit en proie à un vent calme, variable en force et en direction au gré des nuages qui s’accumulent. Cela joue beaucoup avec les nerfs car les voiles claquent et on avance peu, tout au moins pas dans la direction que l’on souhaite. Depuis 2 jours, nous avons pu recommencer l’école afin d’avancer le programme de cette année scolaire commencée tard et qui ne finit pas. De plus, cela permet d’occuper les filles qui passent sinon le plus clair de leur temps à jouer sur leurs tablettes.
La météo nous promet que le vent du Sud-Est doit reprendre vendredi en fin de journée, se renforcer et tenir ainsi pour le reste de notre trajet. Il tient ses promesses et monte progressivement tout le vendredi après-midi. Nous remettons les voiles en ciseaux et laissons le pilote barrer à angle constant avec le vent qui nous poussera ainsi vers notre destination, si tout se passe bien.
Mais voilà, cette fois-ci, tout ne s’est pas bien passé. Le vent est monté raisonnablement et la mer envoie déjà une bonne houle du Sud, témoignant des conditions musclées qui règnent sous les hautes latitudes. Dans ces conditions, le pilote travaille fort et pompe beaucoup sur les batteries, peu rechargées avec les dernières 48 heures nuageuses et peu ventées que nous avons eu. Lors du quart de Daphné, à 3h30 du matin, deux alarmes consécutives se déclenchent sur le pilote automatique : La première indiquant que les batteries ne donnent plus assez d’énergie, la seconde indiquant que l’effort est trop important et que, par conséquent, le pilote arrête. En quelques secondes, le bateau loffe, les voiles claquent, les alarmes sonnent. Je saute hors de ma couchette et Daphné saute sur la barre. Nous mettons quelques minutes à réaliser ce qu’il se passe, pensant tout d’abord qu’il s’agissait encore de notre maudite télécommande de pilote qui arrête le système lorsque ses piles sont déchargées (système certainement conçu par un ingénieur n’ayant jamais fait de voile). Daphné remet le bateau sur la route et nous réenclenchons le pilote. Cette fois-ci, nous comprenons bien les messages que ce dernier nous envoie. Nous démarrons donc le moteur pour recharger les batteries pendant que Daphné barre. Cela devrait aider à régler le problème annoncé par l’alarme « Low Battery ». Pour alléger la charge du pilote, nous devons réduire la voilure. C’est-à-dire, ranger le génois, démonter le tangon qui le maintient, ressortir un peu de génois sous la même amure que la grand-voile et le border, puis finalement serrer le vent : Ceci permet au bateau de s’appuyer sur sa voile d’avant afin de laisser fasseyer librement la grand-voile et prendre un ris. Tout cela prend beaucoup de temps, en particulier la nuit dans une mer formée, en étant bien entendu toujours attaché à la ligne de vie. Nous reprenons notre route au quasi-vent arrière, sous grand-voile seule et pensons alors avoir mis nos problèmes derrière nous, c’est tout au moins ce qu’indique les premières minutes que nous passons après avoir confié la barre à Elliot le pilote. Mais rapidement, celui-ci décroche et laisse la barre libre. Cette fois-ci, par contre, seule l’alarme « off course » se déclenche, indiquant que nous ne suivons plus la route prévue. Daphné reprend la barre et nous voilà, en pleine nuit, dans des conditions peu clémentes avec un énorme point d’interrogation au-dessus de la tête.
Pour rendre la suite de mon récit plus compréhensible, voici en quelques mots comment un pilote automatique fonctionne. Il est composé de deux parties : Une partie électronique que l’on appelle le calculateur de route (ou « Course computer » en anglais) et d’une partie mécanique qui reçoit des commandes de la part du calculateur afin d’actionner la barre dans un sens ou un autre. Le calculateur dispose d’un certains nombres de capteur (compas électronique, gyroscope, capteur d’angle de barre) et de connexions lui permettant de connaître le cap du bateau, sa vitesse, son angle de gîte ou encore la position du safran. En fonction des instructions que l’on lui a donné (un cap ou un angle par rapport au vent), il va envoyer un signal électrique à la partie mécanique qui, sur Korrigan, est une pompe hydraulique et un vérin.
En informaticiens aguerris, nous appliquons le fameux dicton « Dans le doute, rebootes », et redémarrons le pilote ainsi que la centrale de navigation. Rien n’y fait : Le pilote semble retenir la barre d’un côté et la laisser libre de l’autre. Le cap affiché est correct, aucune connexion ne semble défectueuse, la pompe hydraulique fonctionne et le niveau de liquide hydraulique est correct. En pleine mer, il n’y a rien à faire. Un coup d’œil rapide sur la carte nous montre que nous sommes au milieu de l’archipel des îles Cook et que l’île principale, Rarotonga, n’est qu’à environ 125 miles nautiques d’ici, dans notre travers, soit environ 24 heures. Il est encore temps de se détourner pour y faire escale et réparer car, à 2, nous ne pouvons considérer de barrer en continu pour les 5 ou 6 prochains jours. Ironiquement, nous avions décidé de ne pas nous arrêter aux îles Cook à cause des tarifs prohibitifs et de l’absence de mouillages intéressants. Il en sera autrement. Pour le moment, nous mettons en place un nouveau rythme de quarts de deux heures environ car les conditions de mer rendent le bateau très difficile à barrer : Avec la houle et le vent désormais sur le travers, il est difficile de le retenir dans les surfs et l’empêcher de monter au vent. Il nous faut appuyer de toutes nos forces, bras et jambes, sur la barre pour redresser la route, les yeux rivés sur le compas. Emmitouflés dans nos cirés, nous nous relayerons ainsi pendant plus de 24 heures, en essayant de dormir un peu par tranches de moins de deux heures. On a le temps de méditer sur l’utilité d’un pilote : On ne peut lâcher la barre ne serait-ce que quelques secondes. C’est épuisant. Nous arrivons aux abords de Rarotonga dans le milieu de la nuit du samedi au dimanche et devons attendre le lever du jour pour rentrer dans le minuscule port de commerce où nous pourrons faire escale : Celui-ci est en fait une sorte de faille dans la barrière de corail, sur la côte Nord de l’île. Il est réputé très inconfortable car la houle y rentre aisément. De plus, on doit s’y amarrer façon « Méditerranée », c’est-à-dire en mouillant l’ancre dans le milieu et en reculant cul au quai auquel on s’amarre. Tout un programme!
Arrivant un peu trop tôt, nous finissons la nuit à la cape, en attendant le lever du jour. La cape est une sorte de position d’équilibre d’un voilier dans laquelle la barre et la voile d’avant se contredisent. Ainsi, le bateau dérive lentement sous le vent. C’est une position étonnamment calme lorsque l’on considère la forte houle dans laquelle nous sommes et les 25 nœuds de vent qui soufflent. Comme rien n’est simple, dans ces conditions, nous dérivons quand même à plus de 2 nœuds, si bien que, une heure avant le lever du jour, lorsque nous remettons le bateau en route, nous réalisons que nous devrons maintenant faire 15 miles au près serré pour rejoindre notre abri! Nous nous retrouvons alors à remonter au vent dans 25 à 30 nœuds dans une mer qui ne cesse de grossir. Un beau point d’orgue à cette épreuve. Pendant ce temps, j’essaye en vain de joindre les autorités du port qui ne me répondent qu’une fois puis, plus rien.
Nous arrivons devant la passe du port en fin de matinée, ne sachant pas trop ce qui nous attend là-dedans. Heureusement, la situation est moins pire qu’elle ne semblait vu du large : Un gros cargo à quai bloque beaucoup le vent et nous avons la place de faire plusieurs tours dans le bassin du port pour affaler les voiles, installer des pare-battages, préparer de multiples cordages en prévision de l’amarrage. Pendant ce temps, le chef du port entre en contact avec nous sur la VHF et il nous attend avec quelques autres personnes pour nous aider à nous amarrer. C’est la première fois que nous réalisons cette manœuvre peu évidente avec du vent de travers… et un gros manque de sommeil. Heureusement, tout se déroulera sans encombres, sans heurter ni le voilier voisin, ni le quai. Il faudra tout de même 45 minutes à 4 personnes pour immobiliser Korrigan au bout de son ancre et de 4 grosses amarres, toutes doublées pour contrer la force du vent de travers et celle de la petite houle qui rentre.
Ouf, nous sommes à l’abri. Maintenant, place aux formalités d’entrée, réputées complexes dans ces dépendances anglaises, puis à l’investigation de la panne. Mais c’est une autre histoire….
Ouh la la …. quelle aventure !!!
C’est trop d’aventures passionnantes à lire . Merci , et bon vent , nous attendons la suite .